PLUS LE MENSONGE EST GROS, PLUS IL PASSE
HANNIBAL TILSCHWEIGER
ANNE-MARIE SCHREIBER
Le vent s'engouffra dans la pièce par la fenêtre qui était resté grande ouverte, les draps immaculés qui séchaient, pendant sur un fil de fer tendu se mirent à se balancer délicatement, portés par la brise matinale, puis la porte claqua dans un bruit sourd qui fit sortir de sa lecture des dossiers médicaux l'infirmière en chef. La patiente étendue dans un lit un fond de salle se réveilla en sursaut. Elle sentait ses paupières lourdes, qui peinaient à rester ouverte. D'un regard vif elle balaya la pièce, qu'elle jugea bien trop grande pour le peu de meubles qu'elle contenait, trop angoissante, elle qui n'était habituée il n'y a encore que quelques semaines de ça aux salons bourgeois bourgeois de Berlin et aux villas toutes plus luxueuses que les autres. Elle se redressa doucement et installa son coussin derrière son dos: depuis cette position elle pouvait tout voir. En se retournant vers une vieille commode bancale qui se trouvait à son chevet elle aperçut ses bijoux qui y étaient posés sur un papier blanc qui devait sans doute les protéger. Elle observa les tâches de sang dont était éclaboussé son collier, qu'elle tenait de sa mère, puis elle constata que c'était aussi le cas de la montre de son mari. Elle les fixa dans un premier temps avec dégoût, elle se demandait comment cela était possible que personne n'ait pensé à les nettoyer avant: c'était tout de même la moindre des choses. Elle fouilla à la hâté dans le tiroir de la commode, qui manqua de se décrocher, de quoi les astiquer, en vain. Elle se résigna donc à les frotter légèrement contre son drap blanc, laissant une légère trace rouge sur ce dernier, le sang ayant séché depuis son agression.
Son agression: elle ne s'en rappelait pas. Elle souvenait pourtant des cris de son mari, des menaces qu'elle proférait contre elle, des reproches qu'il avait l'habitude de faire à son égard. Elle se souvenait de cette envie de le tuer, d'en finir, elle ne le supportait plus, sa présence, son odeur, la dégoûtait. Toute sa vie la dégoûtait. Elle était arrivée au sommet pour descendre si bas. Elle était tombée en même temps que le Reich. Elle ne supportait pas l'idée de se retrouver ici, à Nomansland, perdue dans un monde si vaste. Parmi toutes les destinations sûres, du moins s'il en existait encore, il avait fallut qu'elle vienne ici. Au barrage enclavé, là où elle avait trouvé refuge entourée d'anciens soldats SS et autres notables de l'ancien Reich, tout était vide et froid, le béton et le métal avait tout recouvert: vivre dans un blockhaus n'aurait pas été pire. Les dorures qui recouvraient les murs de son ancienne villa lui manquaient, tout comme les meubles en cerisier du XIXème siècle qui avaient au fil des années envahi son salon. Soudainement, une terrible pensée lui traversa l'esprit: où étaient-ils maintenant ? Tous ses meubles, ses tableaux hors de prix dont elle aimait tant se vanter auprès de ses amis, ses prix d'interprétation, vestiges d'une carrière d'actrice prometteuse. Où tout cela était-il passé ? Peut-être avaient-ils été détruis ? Ou pire, peut-être était-ce une famille berlinoise qui jouissait à présent de tous ses biens. Cette idée lui sortit vite de l'esprit lorsqu'un homme d'une cinquantaine d'année pénétra en trombe dans l'infirmerie et se précipita sur elle.
- Madame Schreiber ! Quelle joie de vous revoir parmi nous ! s'écria-t-il.
Il s'avança un peu plus vers le lit d'Anne-Marie et lui tendit la main, mais lorsqu'il s’aperçut qu'elle n'eut aucune réaction il se ravisa. Maintenant deux infirmières à l'air niais l'avaient rejoint.
- Nous avons eu très peur, je ne vous le cache pas. L'équipe médicale et moi-même nous...
- Combien de temps ? Ça fait combien de temps que je suis ici ? demanda la patiente sur un ton assuré.
- Trois jours madame Schreiber.
- Trois jours... j'ai l'impression que ça fait une éternité, dit-elle en ricanant. Et mon mari ?
- Oh, votre mari madame Schreiber... c'est-à-dire...
- Mort ?
- Oui, madame Schreiber. Mort. Nous n'avons rien pu faire, nous sommes arrivés trop tard, je suis dés...
- Vous serez bien aimable de faire le nécessaire pour que je puisse sortir d'ici au plus vite. J'ai énormément de travail qui m'attend dehors, j'ai tout à organiser, je parle bien sûr des obsèques, les amis et la famille à prévenir.
Elle rassembla ses quelques affaires qui se trouvait sur une chaise à côté d'elle. D'un geste elle vérifia que tout était dans son sac: il ne manquait que l'arme qu'elle tenait face à son mari lors de leur altercation. L'arme qui appartenait à son mari. Sans doute en avait-il besoin pour mener une quelconque enquête. Elle espérait seulement la revoir un jour: si son mari avait été tué elle était sans doute la prochaine sur la liste.
- C'est-à-dire que ce n'est pas aussi simple madame Schreiber. C'est-à-dire que...
- Si, docteur... hésita-t-elle en examinant son badge épinglé à son poitrine. Scharwtz.
Elle se leva d'un bond et enfila ses escarpins qui l'attendaient en bas de son lit. Lorsqu'elle sentit ses pieds y glissaient une sensation étrange la parcourue: comme si elle venait de retrouver un peu de gloire, un peu de son prestige. Elle se rhabilla à la hâte, coiffa ses cheveux et sentit au passage une bosse derrière son crâne.
- Tout de même vous n'avez qu'à remplir un dossier. Vous pouvez bien faire ça pour moi.
Elle leur sourit et quitta infirmerie sous les yeux ébahis des deux infirmières et du médecin. L'infirmière en chef qui complétait des dossiers lui adressa un léger sourire et replongea dans son travail. Anne-Marie passa la porte et se retrouva un couloir bondé, un groupe de SS lui passa devant sans lui prêtait attention, une femme en blouse blanche la bouscula et fila sans s'excuser. Elle ressentit alors des vertiges lui montait à la tête, happée par le sol, elle préféra prendre appui contre le mur. C'était trop pour elle: il y avait trop de monde dans ce couloir. Un comble pour elle qui avait connu les soirées mondaines où il était impossible de faire le moindre pas sans bousculer quelqu'un, où les élégantes se pressaient vêtues de leur plus belle robe haute couture, où l’alcool coulait à flot: où Anne-Marie était entourée des siens. Ce n'était plus vraiment le cas. Si Anne-Marie s'était rendu au barrage enclavé dans un seul soucis de sécurité ce n'était pas le cas pour tout le monde: elle avait entendu dire que certaines personnes comptaient rebâtir ce qui avait été détruit, faire renaître le Reich de ses cendre, tel un phœnix. C'était une idée folle, elle en était certaine: entre l'apparition des Prototypes et le chaos qui régnait depuis quelques années dans le monde entier, reconstruire le Reich était peine perdue.
Soudainement, elle aperçut plusieurs paires de bottes noires, celles que portaient les soldats SS, apparaître sous son nez.
- Madame Schreiber.
Elle releva la tête, quelques mèches blondes devant son visage lui brouillèrent la vision. Elle les replaça derrière ses oreilles et dévisagea le groupe de SS posté devant elle, l'homme qui venait de lui adresser la parole, un grand blond à la corpulence massive, qui semblait être le chef de la troupe, lui tendit une enveloppe.
- Je suis désolé pour votre mari, c'est tellement triste, dit-il en lui adressant un sourire dans le coin des lèvres. Mais je vous promets de faire notre nécessaire afin de retrouver l'assassin.
- Je...
Mais elle n'eut pas le temps d'en dire plus.
- Cependant, madame Schreiber. Vous comprendrez qu'afin de conclure notre enquête interne dans les plus brefs délais nous aurons besoin de votre aide.
Anne-Marie se redressa et toisa le soldat qui lui tendait toujours la lettre. Elle la saisit d'un geste brusque et le remercia par un sourire des plus froids. Elle balaya des yeux la lettre qui était écrite à la main, presque illisible. Elle était convoquée à un interrogatoire. Ils voulaient savoir ce qu'il s'était passé ce soir là dans la chambre des Schreiber. Elle-même aurait aimé le savoir.
- Quand ?
- Nous n'attendons plus que vous, madame.
Il lui fit geste de le suivre et ils se dirigèrent vers la salle d'interrogatoire. Anne-Marie était totalement désorientée, elle traversa de nombreux couloirs, les uns plus longs que les autres, le chef de troupe s'arrêta parfois pour chuchoter à l'oreille d'un autre soldat qui passait par-là, parfois des personnes qu'elle ne connaissait ni d'Adam ni d'Eve s'arrêtaient pour la fixer et se mettaient parler entre eux, d'autres fois c'était des connaissances berlinoises qu'elle croisait et dont elle essayait tant bien que mal de se cacher: elle détestait plus que tout au monde être vu sans maquillage. Quelques minutes plus tard ils arrivèrent enfin devant une porte imposante en métal, une plaque y était vissé et deux soldats postés de chaque côté veillaient à ce que personne n'entre. Un SS passa devant le groupe et ouvrit la porte, la salle d’interrogatoire semblait vide. Le chef de bande lui fit signe d'y entrer tout en lui souriant, elle n'arrivait pas à savoir si ce sourire était réellement amical et préféra donc ne pas y répondre. Lorsqu'elle pénétra dans la pièce qui s'avéra plus grande que ce qu'elle imaginait, elle aperçut un homme de dos à elle.
- Alors vous m'attendiez ?